Mon hommage à Claude Rives.
Comment devient-on ce qu’on est ? En empruntant des chemins qu’on n’imaginait pas, éclairés par des gens qui n’existaient pas. Pour moi, il y a eu Francis Le Guen, qui un jour m’a « rapproché la chaise de la table » pour me sortir de la fac et me faire écrire ; et puis Maurice Soutif qui à longues ratures au feutre rouge m’a appris à rédiger comme un journaliste à la rédaction de Géo. Entre eux deux, il y a eu Claude Rives.
C’était un temps où j’essayais de mettre à frémir ma petite marmite en faisant semblant d’être iconographe. Je rencontrais Claude un jour à l’agence photographique Visa, cherchant des images d’un petit mollusque. Lui ne trouvait pas le bon auteur pour faire parler ses photos, il décida que ce serait moi. Quelques semaines après et me voilà en sa compagnie à une table du Train Bleu à discuter d’un livre avec Isabelle Fortis, tout en mangeant, moi le démuni, une cassolette de rognons et ris de veau. Des mois passèrent et je me retrouvai dans un avion pour la Martinique et enfin dans une twingo pour Saint-Pierre. Claude avait dit à la directrice éditoriale de Glénat que c’est moi qui allais écrire le livre-reportage sur la catastrophe de la Montagne Pelée auquel il pensait depuis des années, que l’éditrice attendait. Raconter le 8 mai 1902 sans en rien savoir, ces quatre-vingt-six secondes qui suffirent à une nuée ardente pour annihiler une société et 28 000 personnes, une histoire encore jamais vraiment écrite en français que Claude m’avait demandé de dérouler à partir de la visite des bateaux coulés ce jour-là au fond de la baie.
Les Épaves du volcan, c’est mon premier livre. Avec lui, j’ai pu travailler pour Géo et le National Geographic, parce qu’avec Claude, les portes s’ouvraient simplement.
Durant près de douze ans, nous avons mélangé nos bulles. Nous avons fait des livres, beaucoup de reportages, suivi des missions scientifiques. À Socotra, une nuit sans lune, loin du rivage où luisait à peine le campement, nous avons eu ensemble très peur des grosses bêtes qui commençaient à nous frôler. À Oman, nous avons durant des jours photographié des seiches géantes qui se jouaient de nous, avant de nous attaquer. Dans le Sinaï, nous avons pissé côte à côte, entourés de gardes du corps le doigt sur la kalach. Entre Antibes et Monaco, nous avons suivi partout l’effrayante progression de Caulerpa taxifolia, « l’algue tueuse » qui fut mon premier papier pour Géo.
À Saint-Pierre, je me souviens m’être un jour éloigné du Roraima, l’épave mythique, pour la contempler, seul, à 62 m de fond, là où le bleu qui devient violet rejoint le gris du sable qui devient noir. Là où l’air est épais et intoxique le raisonnement. J’étais seul, voulant à la fois descendre encore et remonter tout de suite. Descendre comme Claude que je regardais avec son bordel de tuyaux et de câbles, ses phares, ses flashs et ses appareils photo. Seul lui aussi. Claude, sa lenteur, son obsession de la technique, sa physiologie hyperbare hors norme, son impassibilité dans les tempêtes. Aux interminables paliers nous mangeâmes du saucisson en regardant des platax et des bonites.
C’était lui, Claude. Le cinéaste des débuts de Thalassa, l’artiste des trop grandes profondeurs, un des rares dans ce métier à descendre à plus de 100 m à l’air comme on prend son bain. Il était parmi les très grands de la photo sous-marine, ceux qu’on voyait, à cette époque, faire des dizaines de pages surpayées dans Paris Match et le Figaro Magazine. L’homme qui a photographié les marées noires, de l’Amoco-Cadiz à la guerre du Golfe, c’est Claude. Pour Géo il couvrit l’Erika, et c’était avec moi. Il est celui qui a redonné vie aux épaves du débarquement, jusqu’à fâcher Georges Bush. J’aurais dû l’accompagner à Bikini pour raconter la bombe H par les porte-avions coulés. Avec lui j’ai pu faire parler les 5 500 km de côtes françaises, la mer Rouge et les Antilles. Claude, l’homme des coques trouées et des avions noyés. Il m’avait repéré, il a cru en moi, il m’a fait confiance dans l’eau comme dans les mots. « Vas-y, c’est en bas, tu prends une bouteille, tu remontes et t’écris, c’est pas compliqué. »
Comme à Francis et Maurice, je dois à Claude ma facilité à écrire. Je lui dois beaucoup plus depuis ce matin du vendredi 24 février aux alentours de 5 heures, car Claude est mort. D’AVC multiples peut-être dus aux plongées profondes et d’un cancer attrapé par hasard. Il avait 75 ans et il s’est éteint sans souffrir à l’hôpital de Vendôme. Brigitte, sa femme, son pilier, est désormais seule. Moi, j’ai perdu un bout de moi-même.
Dimanche 26 février j’aurai 53 ans et je soufflerai dans l’eau. Une bulle apparaîtra, elle se faufilera, elle gonflera et se joindra à toutes celles qui, dans ce réduit isolé à la proue du Roraima, se sont réunies le jour de l’éruption, repoussant l’eau. L’air des morts de Saint-Pierre, dit la légende des plongeurs qui, rituellement, vont le respirer. Claude, tu y es à ta place.
Photos © Brigitte Thouvenot et @Beau comme une image.
Les obsèques auront lieu jeudi 2 mars :
• 13 h 30 : Mise en bière à la chambre mortuaire de Vendôme (rue Alain Fournier – 41100 Vendôme)
• 13 h 50 : Fermeture du cercueil
• 15 h 00 : Incinération au crématorium de Blois (85 rue de la Picardière – 41000 Blois)
Si vous le pouvez, merci de penser à Brigitte : http://www.leetchi.com/c/pour-claude-pour-brigitte