Les sols « vivants » une notion pas si récente

Webinaire C dans l’sol du 8 septembre 2022

Après le déni

Agroécologie, agriculture de conservation, agroforesterie, agriculture syntropique, agriculture régénérative ou régénératrice : on reconnaît le changement en cours à la floraison de mots censés le définir. Des mots forgés par des gens qui sentent le marché à venir et espèrent ainsi se l’approprier en donnant l’impression qu’ils l’ont créé. Le sol est un sujet depuis quelques années, chacun y va de sa technique pour le mieux respecter en le rendant toujours plus vivant. En réalité nous dit Céline Pessis, chacun enfonce des portes, ouvertes il y a près d’un siècle.

Cette enseignante-chercheuses à AgroParisTech est historienne de l’environnement et des sciences. Elle a collaboré à l’écriture d’une somme historique qui dit assez bien le contenu de ce webinaire : « Une autre histoire des « Trente Glorieuses. » Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre », paru aux éditions de La Découverte en 2013. « On a oublié. On parlait de la qualité des sols dans les années 1930, et puis dans les années 1950 qui ont été à la pointe de la modernité, en particulier sur la microbiologie des sols. » Depuis, il y a eu la reconstruction, les Trente glorieuses, le remembrement. « On se trouvait dans un élan productiviste, on pensait que la chimie des sols suffisait. Les savoirs un peu empiriques des agriculteurs ne comptaient plus, parce que l’État voulait régenter et alors que le nombre d’agriculteurs chutait : on a perdu des connaissances. »

Céline Pessis a exploré revues d’agriculteurs et périodiques scientifiques, dont la lecture est édifiante. Avant-guerre, il y avait la défense d’une agriculture « pastorienne », au sens où elle donnait une place majeure aux micro-organismes du sol. Il y avait Albert Demolon, le père de la science du sol à la française, inspecteur général des stations agronomiques et laboratoires du ministère de l’agriculture et fondateur en 1934 de l’Association française d’étude du sol. En 1931, dans Principes d’agronomie, paru chez Dunod, le père de l’Afes avait déjà dit ce que l’on entend aujourd’hui. Lui et ses confrères accordaient une place centrale au fumier. « Le dust bowl a été en plus un électrochoc : on a vu qu’on pouvait perdre les sols », et ce en pleine crise post-1929. La guerre a nourri une autre inquiétude : « Il y avait moins de fumier, car les Allemands réquisitionnaient les vaches, et il y avait aussi moins d’engrais chimiques car il y avait moins d’énergie. » Voilà qui nous ramène dans le présent avec la guerre en Ukraine. « À la fin de la guerre, on s’est inquiété du coup de la baisse de fertilité des sols, de leur état général, en Métropole comme dans les colonies. On s’interrogerait sur la question de la profondeur souhaitable des labours et même, sur la vitesse des tracteurs… »

Mais voilà, l’après-guerre est à la modernité. Il s’agit de révolutionner une agriculture aux structures anthropologiques et aux techniques trop anciennes, afin que la France mange à nouveau à a sa faim et, par-dessus le marché, qu’elle puisse enfin exporter. Alors, on oublie le fumier qui avait pourtant manqué. « Il est dévalorisé socialement, ne serait-ce que parce qu’il nécessite beaucoup de main-d’œuvre. » Le tas dans la cour marquait la richesse, il était devenu un peu plouc, contrairement au sac d’engrais, au DDT et au tracteur.

« Dès la fin des années 1940, des chercheurs ont alerté sur le risque de ce changement. Le pourtant chimiste défenseur des fertilisants Stéphane Hénin écrit par exemple que « le succès remporté par l’utilisation des engrais semble avoir pour conséquence une diminution de l’intérêt que l’on portait à l’étude du sol lui-même, » tandis que Birre écrivitt que « notre savoir veut rester un savoir paysan, mais appuyé sur une science authentique, respectueuse des lois de la vie, dégagée de tout esprit de domination. Dédaignant l’art de mieux tuer, tant prisé de nos jours, cette science-là s’oriente résolument vers l’art de mieux servir la vie, en améliorant le terrain, qu’il soit sol, végétal, animal ou homme. » Aujourd’hui, on entend à nouveau un même discours.

On entend aussi une même chanson sur le lien entre qualité de l’alimentation, qualité de la flore intestinale et qualité de celle du sol. Un bon solo fait de la bonne bouffe et ne rend pas malade… ce fut le credo de feu l’association française pour une alimentation normale (AFRAN) qui œuvre durant les années 1950 et 1960 pour la promotion des sols vivants. Le sol résistait encore à la charrue grâce à des médecins. Ces défenseurs de l’humus mirent en pratique leurs recommandations dans des fermes modèles et des pratiques nouvelles comme le compostage des ordures ménagères.

Le mouvement bio continua le combat, tandis que durant les années 1970 et 1980 les organismes de recherche regardaient ailleurs. Ils se sont réveillés il y a une petite vingtaine d’années, légitimant cette agroécologie qui n’avait jamais cessé d’exister. Céline Pessis nous prouve que les sols ont toujours été vivants.

C dans l’sol