Manifeste pour les sols

Manifeste pour les sols en une de Marianne n°1302

Ingénieur de l’environnement, Frédéric Denhez est auteur, conférencier et consultant. Pour lui, derrière la question du foncier, il y a d’abord celle du sol et un enjeu majeur : sa dégradation.biologique.

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Le sol n’existe pas, ni dans notre conversation, ni dans notre droit. Les politiques pérorent sur le droit du sol, mais le sol n’est jamais dans leur bouche alors que sa fertilité a fait de nous un peuple qui n’a jamais émigré. Les écolos défendent les écosystèmes, rarement le sol, qui en est pourtant un, formidable puits de carbone de par la complexité de sa vie propre. Même dans la charte qui encadre le bio, il n’est qu’effleuré. Y a-t-il une inondation ? L’étalement urbain sera dénoncé, sans faire le lien avec les sols qui savent accueillir la pluie quand la charrue leur fout la paix. Notre-Dame brûle et la mémoire nous a manqué : le blanc manteau de la France médiévale a été tissé par un peuple d’ouvriers qui a eu le ventre assez plein pour travailler longtemps, sous la commande d’une église riche des impôts tirés de terres grasses. En France, le sol vivant d’une prairie est plus taxé que le sol affamé d’un champ de maïs. Notre pays ne regarde pas ce qu’il a sous les pieds. Le sol est notre impensé.

Il faut dire qu’il possède le grand mystère de la manne divine : c’est une boîte noire prodigue aux formes de vie invisibles que l’on n’ouvre jamais, sauf pour y confier nos morts. Le sol est la porte d’un autre monde, celui du souvenir où puisent nos racines familiales. Dans notre psyché, il n’est qu’une surface plane à valoriser qui s’échange et s’hérite. Résumé au foncier, le sol est étouffé par l’acquis principal de la Révolution, le tabou inscrit dans la déclaration des droits de l’homme, le droit de propriété. En conséquence, la loi biodiversité de 2016 admet que les sols « concourent à la constitution » du patrimoine commun de la Nation. Concourir, c’est contribuer, ce n’est pas être le patrimoine commun. Comment le support de nos maisons pourrait-il appartenir à tout le monde ?

Cependant, voilà qu’on parle aujourd’hui de zéro artificialisation nette. En 2050, il n’y aura pas un hectare supplémentaire de terre agricole transformé en supermarché ! C’est beau. Cela démontre au moins que le législateur a compris que la terre est la ressource naturelle la moins renouvelable qui soit. Un sol, c’est 10 000 ans de gestation. Un pavillon, six mois. On perd trop de sol ! Combien ? Personne ne sait, car selon les méthodes de calcul, cela va de 6 à 60 m2 par seconde. Et après tout, qu’est-ce qu’un bon sol ? Il y a trop d’indicateurs. Alors on ne sait pas choisir. Faisons donc des commissions et des rapports, en attendant, bétonnons tranquillement.

Le sol n’a aucune valeur intrinsèque alors qu’il est la clé de voûte des fondations de nos sociétés. Il est en conséquence le meilleur moyen de faire de la politique. Les pauvres se condamnent au diesel en se ruinant pour de mauvaises maisons construites loin des centres-villes sur de la terre fertile ? Parce que le prix de l’immobilier, gagé sur celui du foncier, est en roue libre et chasse les gens toujours plus loin, traînant derrière eux le sillage triste de l’étalement urbain. Séparer le foncier du bâti, socialiser le premier et contrôler les prix du second est indispensable. On y arrive, avec les Offices fonciers solidaires. Les agences de l’eau et les métropoles redécouvrent qu’en ville, un sol ouvert, plein de plantes, est plus efficace qu’un tuyau pour recueillir les eaux des pluies habituelles. Des collectivités alimentent leurs cantines en produits de proximité et bien faits au moyen de contrats qui sécurisent les agriculteurs en échange de pratiques agroécologiques. Des haies, des arbres, des zones humides et surtout, surtout, des sols qu’on ne laisse plus jamais nus entre les cultures et qu’on ne laboure qu’exceptionnellement. De bonnes garanties contre les inondations.

Les sols gagnent du terrain. Ils seront un objet social quand tout projet sera réfléchi selon ce qu’on risque d’en perdre. Un sol riche, ça se préserve. C’est un trésor naturel et culturel qui appartient à tout le monde. Ça vaut plus que la spéculation immobilière et l’agriculture intensive. Notre fierté nationale, ça devrait être lui. Étonnamment, l’Europe va nous aider à la retrouver en lui attribuant bientôt une valeur patrimoniale.

L’Europe va encadrer les sols

La France a une grande dame des sols qui s’appelle Claire Chenu. Directrice de recherches à l’INRAE, elle coordonne depuis plus d’un an un programme européen (plus la Suisse, la Norvège et la Turquie) qui est en train d’élaborer « des indicateurs d’aptitude des sols à rendre des services écosystémiques… sur lesquels serait adossée la future PAC. » Les subventions selon la qualité intrinsèque des sols, et donc, en fonction de modes de production agroécologiques… Une révolution, car dès lors, un sol de qualité pourra être vendu ou loué plus cher qu’un sol saccagé, et les mairies y regarderont à deux fois avant de le déclarer constructible. « La Commission réactive également la directive-cadre sur les sols, moribonde depuis 2006, en insistant notamment sur les polluants des sols et leur potentiel de stockage de carbone. » L’Europe développe aussi le projet « test your soil », afin que les États aident financièrement les agriculteurs à multiplier les analyses sérieuses de leurs sols. « Avec tout cela, le sol pourrait avoir d’ici quelques années une carte d’identité : vous l’avez eu comme cela, ce serait bien que vous le restituiez comme ça, voire, en mieux. Tout va dans le même sens, car tout le monde s’inquiète des sols, et c’est en grande partie grâce au programme 4p1000 développé par la France. » Né d’un dialogue entre le Ministre Le Foll et les chercheurs Jean-François Soussana et Dominique Arrouyais (Inrae), ce coup de génie de com’ a montré qu’il suffirait que nos sols perdent 0,4 % de leur carbone pour que nos émissions soient doublées. Il y a donc urgence à stocker plus de carbone dans les sols. Derrière l’image, une réalité : un sol plein de vie nous rend beaucoup de services. « On perd trop de sols, agricoles, fertiles, ça veut dire qu’on va intensifier un peu plus sur les sols qui restent et qu’on achètera toujours plus de nourriture à l’extérieur. Il faut arrêter cette folie. » Le traitement est en préparation à Bruxelles.

Les Safer a un tournant ?

Créées en 1960, les Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural ont pour objectif de maintenir des agriculteurs sur les terres, d’aider à l’installation des jeunes. Parmi les candidats à la reprise d’une parcelle, elles décident lequel est le plus susceptible d’être encore là dans dix ans. « Il faut que le projet soit viable économiquement et que le système de production soit en adéquation avec le territoire, » résume la directrice générale de la fédération nationale des Safer, Muriel Gozal. « On ne pousse jamais à un agrandissement excessif, contrairement à ce que lon entend dire. » Dans les comités techniques des Safer, il y a des représentants de tous les usagers des sols, agriculteurs et défenseurs de la nature compris. Pour chaque dossier, il y a enquête précise, on sait qui est qui, on cherche les intentions cachées, on trouve un compromis entre le poids des habitudes culturales et l’air du temps. Une affaire humaine. « Selon les territoires on peut imposer des règles comme les haies, les bandes enherbées, il y a vingt personnes autour de la table, leurs discussions sont le reflet des évolutions de la société. » Sans les Safer, l’artificialisation aurait galopé plus vite et le prix des terres aurait gravi des sommets allemands. « Le problème est quon régule les mutations agricoles… sauf pour les sociétés par actions, inaccessibles. » Ces structures sont par statut opaques, les Safer ne peuvent être qu’informées des échanges de parts sociales. « Ce type de sociétés est positif pour lagriculture. Mais puisque lachat de foncier y fait lobjet dune défiscalisation, cela pousse certains à lagrandissement… jusqu’à parfois la prise de contrôle par de grands groupes financiers. » L’accaparement des terres commence à inquiéter chez nous. Le projet de loi foncière du député Sempastous pourrait y faire obstacle. « Cest une loi exceptionnelle : elle simpose à la liberté dentreprise, elle est expérimentale et elle est suivie par nos collègues européens qui sont confrontés au même souci. » Votée en décembre 2021, elle donne droit au Préfet de département de contrôler les « opérations excessives », cela dit selon un seuil jugé trop haut par la Confédération paysanne. Par ailleurs, un fonds de portage verra le jour courant 2022. « On pourra stocker du foncier durant dix à trente ans de façon quun jeune puise dabord rembourser son capital dexploitation avant de commencer à nous rembourser le terrain. » Moyennant des obligations agroécologiques ? Sans doute. Au congrès des Safer de décembre 2021, à Marseille, l’intervention de Jean-François Sylvain aurait beaucoup marqué les esprits. L’ex-président de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité a fait office d’électrochoc : oui, vous, Safer, détenez le pouvoir de dire l’usage des sols en évaluant le bénéfice de chaque projet pour son environnement…